CHAPITRE ONZE

Il était environ deux heures de l’après-midi lorsque Simon arriva par le train dans la grande ville qu’il avait quittée environ trois mois auparavant. La gare était pleine de gens et toute noire, remplie de cette odeur qui n’épargne que les petites gares de campagne. Simon tremblait en descendant du wagon, il avait faim, il se sentait raide, fatigué, triste et sans courage et il ne pouvait se défendre d’une certaine angoisse, bien qu’il se dît que c’était une angoisse stupide. Il déposa sa valise, comme il voyait faire à la plupart des voyageurs, à la consigne et se perdit dans la foule. Dès qu’il put bouger librement, il se sentit mieux et il reconnut en lui la légèreté et la santé parfaite qu’il devait à son séjour à la campagne. Il mangea dans un de ces bizarres restaurants populaires. Le voilà donc de nouveau en train de manger, sans grand appétit ; car la nourriture était maigre et médiocre, bonne pour un citadin pauvre mais non pour un campagnard gâté comme lui. Les gens l’observaient comme s’ils se doutaient qu’il venait de la campagne. Simon pensa : « Ces gens-là doivent sûrement sentir que je suis habitué à mieux manger ; c’est apparent dans la manière dont je traite la nourriture… » Effectivement, il laissa son assiette à moitié pleine, paya et ne put s’empêcher de faire en passant une remarque moqueuse à la serveuse pour lui signifier le peu de plaisir qu’il avait eu à manger. Elle se contenta de le regarder avec dédain, mais un dédain presque aimable, indifférent, comme pour bien faire entendre qu’elle n’allait tout de même pas se fâcher pour une remarque venant de quelqu’un comme lui. Faite par un autre, soit, mais par lui !… Simon sortit. Il était quand même heureux malgré le mauvais repas et la mine méprisante de la serveuse. Le ciel était d’un bleu léger. Simon le regarda : il y avait donc du ciel ici aussi. Sur ce point il était idiot de ne jurer que par la campagne contre la ville. Il se promit désormais de ne plus penser à la campagne et de s’habituer à son nouveau monde. Il remarqua que les gens marchaient en général beaucoup plus vite que lui ; il s’était habitué à la campagne à aller d’un pas nonchalant, d’un pas de promeneur peu pressé d’arriver. Soit, pour aujourd’hui encore il s’autoriserait à marcher comme un paysan mais à partir de demain il prendrait une autre allure. Cependant, il regardait les gens avec bienveillance, sans aucune timidité, il les regardait dans les yeux ou regardait leurs jambes pour voir le mouvement qu’elles faisaient, il regardait les chapeaux pour voir où en était la mode, ou les vêtements pour conclure que les siens étaient bien assez beaux, comparés à la laideur de beaucoup d’autres qu’il se dépêchait d’observer. Comme ils étaient pressés tous ces gens. Il aurait eu bien envie d’arrêter l’un d’eux en lui demandant simplement : « Où allez-vous si vite ? » Mais il n’eut pas le courage de sa folie. Il se sentait bien, malgré un peu de fatigue et de tension. Une petite tristesse qui ne se laissait pas oublier le tenait prisonnier mais elle allait bien avec le ciel léger, serein et un peu trouble. Avec la ville aussi, où il n’eût presque pas été convenable d’avoir un visage rayonnant. Simon devait bien s’avouer qu’il ne faisait que marcher sans but mais il pensait que le mieux était de prendre comme tout le monde une mine affairée et tendue vers l’avenir, pour ne pas avoir l’air justement de celui qui vient d’arriver et n’a encore rien à faire. Il ne voulait pas attirer l’attention et il remarquait avec soulagement qu’en effet personne ne lui en prêtait. Il en conclut qu’il restait capable de vivre dans une ville, prit une allure encore plus énergique et fit comme s’il se rendait à quelque élégante occupation, sans grande importance, qui ne lui causait nul souci mais l’intéressait simplement, où il ne risquait pas de salir ses chaussures ni de fatiguer ses bras. Il suivait en ce moment une belle rue bordée des deux côtés d’arbres en fleurs et assez large pour qu’on eût beaucoup de ciel devant soi. C’était vraiment une rue magnifique, éclatante de lumière, qui pouvait donner à celui qui l’empruntait l’illusion que la vie n’était faite que d’agréments et que tous les rêves étaient permis. Simon en oubliait complètement de se donner le maintien et les manières qu’il s’était fixés. Il se laissait aller là où il se sentait porté, regardant tantôt ses pieds, tantôt en l’air, tantôt de côté dans les vitrines ; il finit par s’arrêter devant l’une d’elles sans lui prêter d’attention particulière. Il trouvait agréable d’avoir le bruit de la rue dans le dos sans qu’il en fût diminué pour les oreilles. Il distinguait le pas de chaque passant et se disait que tous devaient l’imaginer contemplant un objet dans la vitrine. Brusquement il s’entendit interpeller. Il se retourna et vit une dame lui tendre un paquet qu’elle le chargeait de porter jusque chez elle. Ce n’était pas une dame d’une beauté particulière, mais en ce moment précis, Simon n’avait pas à se demander si elle était belle ou non. Il avait à écouter la voix intérieure lui enjoignant d’obéir au plus vite à l’ordre reçu. Il saisit le paquet qui n’était pas lourd et le porta en suivant la dame qui traversa la rue à petits pas, sans se retourner une seule fois vers lui. Arrivée devant une maison de grand luxe, selon son apparence, elle lui ordonna de l’accompagner en haut des marches, ce qu’il fit. Il ne voyait pas pourquoi il n’aurait pas obéi. Suivre cette dame dans sa maison était quelque chose de tout à fait naturel, obéir à cette voix était parfaitement conforme à sa situation qui ne lui prescrivait rien qui s’y opposât. Il serait sans cela peut-être encore en train de contempler sa vitrine, se dit-il en montant l’escalier. Arrivé en haut, la dame lui dit d’entrer. Elle le précéda dans une chambre dont elle ouvrit la porte. La chambre parut à Simon magnifique. La dame revint, s’assit sur une chaise, toussa un peu en regardant le jeune homme debout devant elle et lui demanda s’il voulait entrer à son service. Il lui faisait, poursuivait-elle, l’impression de quelqu’un d’oisif en ce monde de sorte qu’on ne lui faisait que du bien en lui donnant du travail. Pour le reste l’air qu’il avait pouvait aller et il devait à présent dire s’il était prêt à accepter la proposition qu’elle lui faisait.

« Pourquoi pas », répondit Simon.

Elle dit : « Il paraît donc que je ne me suis pas trompée en pensant du premier moment où je vous ai vu : voilà un jeune homme qui serait content de se caser n’importe où. Dites-moi un peu, comment vous appelez-vous et qu’avez-vous fait jusqu’ici dans votre vie ? »

« Je m’appelle Simon et je n’ai jusqu’ici rien fait du tout ! »

« Et pourquoi cela ? »

Simon dit : « J’ai reçu de mes parents une petite somme que je viens d’achever de dépenser jusqu’au dernier sou. Je n’ai pas jugé nécessaire de travailler. Et je n’avais pas non plus envie de rien apprendre. Je trouvais les journées trop belles pour oser les avilir en travaillant. Vous savez bien tout ce que le travail fait perdre chaque jour. Je ne me sentais pas capable d’apprendre une science s’il fallait me priver pour cela du soleil, et le soir, de la lune. Il me faut des heures le soir pour regarder un paysage et j’ai passé des nuits entières assis dans l’herbe plutôt qu’à une table ou dans un laboratoire, avec une rivière coulant à mes pieds et la lune me regardant à travers les branches des arbres au-dessus de moi. Vous jugerez tout cela bien étrange de la hauteur où vous êtes, mais dois-je vous dire des choses qui ne seraient pas vraies ? J’ai vécu à la campagne et à la ville, mais jusqu’à présent je n’ai jamais rendu à quiconque un service à peu près digne de ce nom. J’en ai envie maintenant que l’occasion, semble-t-il, s’en présente. »

« Comment avez-vous pu vivre d’une façon aussi déréglée ? »

« Je n’ai jamais prêté d’attention à l’argent, madame. En revanche, si les circonstances le voulaient, je pourrais très bien, et même de tout mon cœur, trouver précieux l’argent des autres. Il semble bien que vous ayez le désir de me prendre à votre service : eh bien, dans ce cas je m’attacherais naturellement avec un soin scrupuleux à vos intérêts ; je n’en aurais plus d’autres, ils seraient les miens. Quant aux miens propres… D’où prendrais-je des intérêts à moi ? Quand aurais-je bien pu avoir une affaire un peu sérieuse me concernant ? J’ai jusqu’ici gaspillé ma vie, parce que je l’ai toujours voulu ainsi, parce qu’elle m’est toujours apparue sans valeur. L’intérêt d’autrui m’absorberait entièrement, cela se comprend : celui qui n’a aucun but pour lui-même ne vit que pour les buts, les intérêts et les intentions des autres. »

« Mais vous devez quand même bien avoir un avenir en vue, quel qu’il soit ! »

« Je n’y ai encore jamais pensé, pas un instant ! Vous me regardez d’un air soucieux et plutôt sévère. Vous vous méfiez de moi et vous ne pensez pas que mes intentions soient très sérieuses. Je dois reconnaître que jusqu’à ce jour je ne me suis jamais trouvé porteur d’une intention quelconque, parce que jamais non plus personne ne m’a enjoint d’en avoir une. Je rencontre pour la première fois une personne qui veut s’assurer mes services ; j’en suis flatté et cela me conduit à vous dire sans crainte toute la vérité. Qu’est-ce que cela peut faire que j’aie mené jusqu’ici une vie déréglée si j’ai décidé à présent de la rendre meilleure ? Pouvez-vous croire que j’hésiterais encore à vous montrer ma reconnaissance, après que vous m’avez ramassé dans la rue et conduit jusqu’ici dans votre chambre pour m’offrir une vie d’homme ? Je n’ai aucun avenir en vue, j’ai seulement l’intention de vous plaire. Je sais qu’on plaît quand on remplit son devoir. C’est cela ma vue de l’avenir : remplir les devoirs dont vous me chargerez. Je n’ai pas envie de me projeter dans un avenir plus lointain quand j’ai celui-ci tout près. Ma carrière ne m’intéresse pas, qu’elle soit ce qu’elle pourra pourvu que je plaise aux gens. »

La dame dit alors : « Bien que ce soit une imprudence de prendre à son service quelqu’un qui n’est rien et qui ne sait rien, je veux tout de même le faire ; car je crois que vous avez le vœu sincère de travailler. Vous serez mon domestique et vous ferez ce que je vous commanderai de faire. Vous pouvez considérer que vous avez eu beaucoup de chance de trouver grâce ainsi et j’espère que vous vous donnerez la peine de la mériter. Vous ne possédez évidemment aucun certificat, sinon il serait tout à fait naturel que je vous demande de me le montrer. Quel âge avez-vous ? »

« Vingt ans et un peu plus !… »

La dame hocha la tête : « C’est un âge où un homme doit songer à se fixer une tâche dans cette vie. Bien, je veux pour le moment fermer les yeux sur beaucoup de choses qui ne me plaisent pas dans votre personne, et vous donner la chance de devenir quelqu’un de sérieux. Nous verrons !… »

Ces mots conclurent l’entretien.

La dame prenant les devants conduisit Simon à travers une suite de pièces élégantes, fit observer au passage que ce serait une de ses tâches que de les nettoyer, lui demanda s’il savait gratter un plancher à la paille de fer, sans toutefois attendre de réponse, comme si celle-ci ne pouvait être que positive et comme si la question elle-même n’avait pas d’autre but que de faire sonner à ses oreilles le ton hautain et impérieux sur lequel elle était posée, ouvrit une porte, le fit entrer dans une petite chambre chaude et couverte de toutes sortes de tapis où elle le présenta rapidement à un petit garçon couché dans son lit. C’était le petit maître, malade, qu’il aurait à servir, on lui dirait plus tard comment. L’enfant était pâle et joli, bien que très marqué par sa maladie ; il regarda froidement Simon dans les yeux, sans dire un mot. On devinait qu’il ne pouvait pas parler, à peine balbutier sans doute ; il suffisait de regarder sa bouche inerte et n’ayant pas l’air de faire partie de son visage, plutôt comme si on l’avait collée dessus. Ses mains cependant étaient très belles, on aurait dit qu’elles portaient toute la souffrance de la maladie et qu’elles avaient pris entièrement sur elles le soin d’en pleurer. Simon ne put s’empêcher de regarder ces mains amoureusement, et un peu plus longtemps qu’il n’était permis, car déjà la dame l’avait rappelé à elle, lui enjoignant de la suivre dans un corridor qui menait à la cuisine, où elle lui fit savoir qu’en l’absence de tâches plus importantes, il devrait aider la cuisinière.

Ce serait très volontiers, répondit Simon, en posant son regard sur la fille qui paraissait être la maîtresse des lieux. Là-dessus, c’est-à-dire le lendemain matin, il prit son service, ou plutôt son service le prit et d’une exigence à l’autre ne lui laissa plus le temps de se demander si c’était un service agréable ou non. Il avait passé la nuit auprès du petit garçon, son jeune maître, en dormant et s’éveillant tour à tour ; car il avait reçu l’ordre de ne dormir que d’un sommeil léger, silencieux et superficiel, donc d’un sommeil intentionnellement mauvais, afin qu’il s’habitue à sauter du lit au moindre appel, fût-il chuchoté, du petit malade et à prendre ses ordres. Simon pensait être l’homme qu’il fallait pour dormir ainsi ; car quand il voulait bien y réfléchir, il méprisait le sommeil profond et il profitait volontiers de l’occasion qu’on lui imposait ici de s’en passer. Le matin, il n’éprouva aucunement le sentiment d’avoir mal dormi bien qu’il lui fût impossible de compter le nombre de fois où il avait dû quitter son lit, et il se mit gaillardement au travail. En premier lieu il devait faire un saut dans la rue, muni d’un grand pot blanc et faire remplir celui-ci de lait frais par la marchande de passage. Il put ainsi contempler pendant un instant le jour humide et brillant qui s’éveillait : il se grisa une bonne fois les yeux du spectacle et remonta l’escalier en courant. Il observa la souplesse de son corps dans ces rapides allées et venues. Ensuite il devait, avant même que Madame ne fût réveillée, nettoyer en compagnie de la bonne les pièces dont il avait la charge : la salle à manger, le salon et le bureau. Il fallait balayer le plancher, brosser les tapis, frotter la table et les chaises, faire briller les vitres des fenêtres et pour chacun des objets qui se trouvaient dans la pièce, le prendre en main, l’essuyer et le remettre à sa place. Cela devait aller très vite mais Simon se dit qu’après trois fois il serait capable de tout faire les yeux fermés. Ce travail achevé, la bonne lui donna une paire de chaussures à nettoyer. Simon prit les chaussures en main : il vit que c’étaient vraiment celles de Madame. De belles chaussures, très fines, bordées de fourrure et faites d’un cuir tendre et souple comme de la soie. Simon avait toujours eu un faible pour les chaussures, pas pour toutes, pas pour les chaussures grossières, mais pour les fines comme celles-ci, toujours, et voilà qu’à présent il en tenait une en main avec mission de la nettoyer, bien qu’à vrai dire il ne vît rien en elle à nettoyer. Les pieds des femmes lui avaient toujours paru quelque chose de sacré et les souliers lui faisaient l’effet d’enfants, d’enfants heureux, préférés, qui avaient la chance de vêtir et d’enfermer un pied délicat, agile et sensible. Quelle belle invention de l’homme, songeait-il, tout en passant le chiffon sur le soulier afin de faire comme s’il l’essuyait. À ce moment, Madame elle-même entra par surprise dans la cuisine et le toisa d’un regard sévère ; Simon s’empressa de la saluer ; elle répondit à son bonjour d’un simple signe de tête. Simon trouva agréable et même délicieuse cette façon de se faire dire bonjour et de ne répondre que par un hochement de tête, comme pour dire, oui, petit garçon, oui, oui, merci, je t’ai entendu, très gentil, cela m’a beaucoup plu !

« Vous devez nettoyer mes chaussures mieux que cela, Simon », dit Madame.

Simon fut très heureux de la réprimande. Combien de fois, quand il revenait d’avoir flâné sans but dans des rues brûlantes et désertes, lui était-il arrivé de désirer du fond du cœur un mot méchant, mordant, une réprimande, une injure, un cri d’insulte, rien que pour pouvoir se dire qu’il n’était pas tout à fait seul, qu’on lui portait de l’intérêt, fût-ce sous une forme grossière et négative. « Quelle douceur prend cette réprimande dans sa bouche de femme, se disait-il, comme cela me lie à elle, me ligote, m’enchaîne à elle, une réprimande pareille, c’est comme une petite gifle qui ne fait pas mal du tout, à cause d’une faute qu’on a commise. » Et Simon résolut à part lui de ne plus faire que des fautes, non, pas exclusivement tout de même, sinon il passerait pour une gourde, mais de petites erreurs, régulièrement exprès, pour le plaisir de voir une dame susceptible et habituée à voir régner l’ordre s’indigner. Non pas vraiment s’indigner, non, plutôt une manière d’ouvrir les yeux, de s’étonner de sa maladresse à lui, Simon. Il saurait bien ensuite se montrer brillant sur un autre point et il aurait alors le plaisir d’observer comment un visage sévère et irrité se transforme en un visage aimable et satisfait. Quelle joie de conduire à son gré l’humeur de quelqu’un, de le contraindre à éprouver de la satisfaction alors qu’on vient de le voir mécontent. « Dès ce matin, avoir reçu une jolie réprimande… », songeait Simon et : « Comme c’est agréable d’être celui qu’on réprimande, cela vous donne une espèce de maturité, de supériorité. Je suis quasiment fait pour être réprimandé ; car j’en éprouve de la reconnaissance, et seuls méritent cette sorte aimable de réprimande ceux qui savent donner à tout leur corps l’attitude requise pour exprimer la reconnaissance. »

Simon avait effectivement pris cette attitude et il sentait : « C’est seulement maintenant que je suis le domestique de cette femme ; car si elle me réprimande, c’est parce qu’elle se sent le droit de le faire sans se poser trop de questions et qu’elle attend de moi en retour un silence correct. Quand on réprimande un employé subalterne on le blesse et on a toujours en soi l’intention en effet de lui faire mal en lui faisant prendre conscience du rang supérieur qu’on occupe. Mais un domestique, on ne le réprimande que pour l’instruire et le former, afin qu’il devienne tel qu’on veut l’avoir ; un domestique vous appartient, tandis qu’un petit employé, à la fin de sa journée et une fois sonné l’heure, n’a plus rien à faire humainement avec vous. La réprimande, par exemple, que je viens de recevoir a quelque chose de chaleureux, en plus elle vient d’une femme et les femmes sont toujours adorables quand elles se permettent ces choses-là. Vraiment, il suffit d’entendre une fois une réprimande faite par une dame pour être convaincu qu’elles savent beaucoup mieux que les hommes vous faire sentir une faute sans offense et sans mesquinerie. Mais peut-être que cela est faux et que la même chose qui me blesse venant d’un homme, me fait l’effet, lorsqu’il s’agit d’une dame, d’un encouragement bien plus que d’une injure. À l’égard d’un homme j’éprouve toujours le sentiment fier de notre égalité, à l’égard d’une femme, jamais, parce que je suis moi-même un homme ou en passe de le devenir. Avec les femmes il faut être soit leur supérieur soit leur inférieur ! – Obéir à un enfant, s’il me commande d’une façon charmante, m’est très facile, à un homme, en revanche : beuh ! Seuls la lâcheté et des intérêts matériels peuvent faire ramper un homme devant un autre. Minables raisons ! Voilà pourquoi je suis content de devoir obéir à une femme ; parce que c’est naturel et que cela ne peut jamais blesser l’honneur. Une femme ne peut jamais blesser l’honneur d’un homme, sauf en le trompant dans le mariage, mais alors l’homme en question s’est conduit le plus souvent comme un imbécile que la tromperie ne peut plus déshonorer, étant donné qu’elle paraissait clairement et depuis longtemps possible à tous ceux qui le connaissaient. Les femmes peuvent vous rendre malheureux, mais vous déshonorer, jamais ; car le vrai malheur n’est pas une honte et ne peut paraître drôle qu’aux gens qui ont le cœur grossier et qui se déshonorent eux-mêmes par leurs rires. »

« Venez ! »

Avec ce mot la dame arracha son domestique à ses raisonnements présomptueux et l’envoya à présent habiller l’enfant malade. Il obéit. Il apporta une bassine d’eau fraîche qu’il posa près du lit et lava soigneusement avec une éponge le visage du petit garçon, lui tendit un verre à moitié rempli d’eau limpide pour se rincer la bouche, ce que le petit garçon fit très bien en tenant le verre de ses jolies mains, prit ensuite une brosse et un peigne, arrangea ses cheveux convenablement et pour finir apporta à l’enfant toujours au lit son petit déjeuner sur un plateau d’argent ; il suivit attentivement le lent déroulement coupé de longues pauses du repas sans jamais marquer de fatigue ni, encore moins, d’impatience ; combien l’impatience eût été ici laide et incongrue ! Il emporta le couvert et revint pour habiller enfin l’enfant qui en était incapable tout seul. Il prit dans ses bras, non sans timidité, le petit corps amaigri pour le sortir de son lit, après qu’il lui eut déjà mis ses chaussettes, le fit entrer dans des pantoufles, puis dans un pantalon dont il déboucla la ceinture et fit passer les bretelles vers l’avant, tout cela rapidement, sans bruit et sans geste inutile, entoura le cou du petit garçon d’un col comme en portent les petits garçons, large et replié, fixa avec beaucoup d’adresse une cravate au bouton de la chemise ; la chemise était naturellement passée depuis longtemps ; maintenant c’était la veste qu’il lui présentait pour qu’il enfilât les manches, puis le veston avec les petits objets que l’enfant avait coutume d’y mettre, montre, chaîne de montre, couteau de poche et calepin ; l’œuvre était terminée. À présent Simon devait encore faire le lit de son petit maître et ranger la chambre selon les indications précises de la dame, ouvrir les fenêtres, poser oreillers, draps et couvertures sur le rebord et tout faire comme on fait en général, c’est-à-dire, ainsi qu’il s’en rendit compte, comme il se doit.

Madame suivait tous ses mouvements, comme un maître d’escrime ceux de son élève, et trouvait qu’il faisait son travail avec talent. Elle n’eut pas pour autant un mot de louange. Cela ne lui vint même pas à l’esprit. D’ailleurs son silence devait suffire au domestique pour comprendre qu’elle était satisfaite. Il lui plaisait de voir avec quelle douceur son fils était traité, et elle avait bien remarqué le respect à l’égard du malade qui s’exprimait dans tous les gestes que faisait Simon pour l’habiller. Elle n’avait pas pu s’empêcher de sourire en voyant sa timidité tout d’abord, quand il l’avait pris dans ses bras, et puis comment il l’avait surmontée et comme il était devenu dans tous ses gestes plus fort, plus tranquille et plus régulier. Ce jeune homme provisoirement lui plaisait, elle devait en convenir : « S’il continue comme il a commencé, je lui saurai gré de ne pas m’être trompée dans l’idée que je me suis tout de suite faite de lui, pensa-t-elle. Il est discret et convenable, et il semble avoir le talent de s’adapter très vite à une nouvelle situation. Et comme il vient d’une bonne famille, si j’en juge par ses manières, par égard pour sa mère qui vit peut-être encore, et pour ses frères et sœurs qui ont peut-être des situations très honorables et qui se font du souci pour son avenir, je veillerai à ce qu’il se conduise bien et cela me fera plaisir si je vois qu’il s’y met et qu’il fait ce qu’on attend de lui. Peut-être pourrai-je le traiter bientôt un peu plus familièrement qu’il n’est ordinairement possible avec des gens de maison. Mais je ferai attention à ce que trop de gentillesse trop vite ne le conduise à se montrer insolent. Il y a dans son caractère un petit penchant à l’insolence et il faut se garder de l’éveiller. Il faudra toujours que je sache réprimer le plaisir qu’il me fait, si je veux qu’il ait toujours envie de m’en faire. Je crois qu’il aime mon visage sévère, j’ai cru deviner cela à son sourire tout à l’heure quand je l’ai réprimandé sur un ton pourtant assez désagréable. Il faut savoir deviner les gens si on veut avoir leur bon côté. Il a du fond, ce jeune homme, et c’est bien pourquoi il faut toucher le fond chez lui si l’on veut en obtenir quelque chose. Cela veut dire le ménager et pourtant faire comme si on ne le ménageait pas, ce qu’on n’a du reste aucune raison de faire. Mais il est mieux, il est plus malin de le ménager, si on peut le faire sans s’énerver. » Elle résolut de risquer quelques expériences avec Simon et l’envoya à présent en ville faire des commissions.

C’était encore une fois une chose tout à fait nouvelle pour Simon que de parcourir les rues, avec un panier ou un sac à la main, d’acheter de la viande et des légumes, d’entrer dans des magasins et de se hâter de revenir aussitôt après à la maison. Il voyait les gens dans la rue vaquer à leurs affaires, chacun avec son idée, lui-même ayant la sienne. Il lui sembla qu’on le regardait avec étonnement. Était-ce peut-être l’allure à laquelle il marchait qui ne s’accordait pas avec le panier rempli qu’il portait sans effort ? Ses gestes étaient-ils trop libres pour la tâche qu’il était censé remplir, à savoir celle d’un commis ? Mais les regards qu’il croisait étaient bienveillants : car on voyait qu’il se dépêchait et il devait donner surtout une impression de zèle et de dévouement. « Comme c’est bien, pensa Simon, de marcher ainsi, avec l’idée d’un devoir dans la tête, parmi la foule, d’être quelquefois dépassé par ceux qui ont de plus longues jambes et d’en dépasser à son tour d’autres qui marchent comme avec des semelles de plomb. Comme c’est agréable tous ces regards de servantes bien mises qui vous prennent pour quelqu’un comme elles, d’observer à quel point elles ont l’œil, toutes simples qu’elles sont, de sentir qu’elles auraient presque envie de rester un moment avec vous, pour une petite conversation de dix minutes. Comme les chiens dans la rue donnent l’impression de suivre le vent, comme les vieux vont et viennent encore, avec leurs dos courbés ! Qui voudrait encore flâner ici ? Comme les femmes sont ravissantes, une à une, quand on peut les dépasser vite sans se faire remarquer d’elles. Pourquoi se ferait-on remarquer d’elles ? Il ne manquerait plus que ça ! Il suffit bien d’avoir soi-même des yeux. N’a-t-on des sens que pour qu’ils soient stimulés, et non pas pour qu’on les stimule soi-même ? Les yeux des femmes dans la rue les matins comme celui-ci, quand elles regardent loin devant elles, c’est quelque chose de magnifique. Des yeux qui ne se détournent pas sur vous sont plus beaux que ceux qui vous regardent. Ils y perdraient, a-t-on l’impression. Comme on pense et comme on sent vite quand on marche. Simplement, il ne faut pas regarder le ciel ! Non. Plutôt sentir vaguement qu’il y a quelque chose de beau et de vaste là-haut, au-dessus des têtes et des maisons, une chose qui flotte, qui est peut-être bleue et qui en tout cas sent bon. On a des devoirs, et c’est aussi une chose qui flotte, qui vole, qui vous emporte. On porte quelque chose avec soi qu’il faudra compter et remettre. Comme une personne de confiance, et en ce moment c’est pour moi une joie pure que d’être une personne de confiance. La nature ? Elle peut bien se cacher un peu pendant ce temps-là. Oui, j’ai l’impression qu’elle se cache exprès là-bas, derrière les grandes files de maisons. Les bois ne m’attirent plus pour le moment. Il ne faut pas qu’ils m’attirent. Tout de même, c’est bien de pouvoir penser que tout est encore là, pendant que je cours et que je m’affaire, ébloui par la rue, et que je ne m’occupe de rien qu’on ne puisse penser avec son nez tellement c’est simple. » Il compta l’argent qu’il avait dans la poche de sa veste, en palpant les pièces sans les sortir, et il rentra à la maison.

À présent, il devait mettre la table.

Il fallait d’abord la recouvrir d’une nappe blanche et fraîche, en veillant à bien aplatir les plis, puis disposer les assiettes, en prenant garde que leur bord ne dépasse pas celui de la table, puis les fourchettes, couteaux et cuillers, les verres et une carafe d’eau fraîche, poser des serviettes sur les assiettes et la salière sur la table. Poser les objets, debout, couchés, étaler, saisir et disposer, saisir avec douceur ou plus énergiquement selon le cas, toucher à peine les serviettes du bout des doigts, manier les assiettes avec précaution, déposer et distribuer, les couverts en particulier, sans faire de bruit, être rapide tout en restant prudent, attentif et en même temps décidé, raide avec aisance, calme et cependant énergique, ne pas cogner les verres entre eux, ni choquer les assiettes, mais ne pas s’irriter d’un bruit de verre ou d’assiette, le trouver normal, puis annoncer à Madame que la table est mise, et ensuite apporter les plats, se retirer de la salle à manger pour réapparaître quand on a sonné, être témoin du repas et s’en réjouir, se dire qu’il est bien plus intéressant de voir comment les autres mangent que de manger soi-même, puis débarrasser la table, emporter la vaisselle, se mettre un reste de rôti dans la bouche et faire en même temps une grimace de plaisir, comme si c’était quelque chose qui doive vous faire grimacer de plaisir, ensuite soi-même manger et trouver que maintenant on mérite vraiment de manger soi-même quelque chose : Simon dut faire tout cela. Il ne devait pas tout, par exemple il n’était pas obligé de grimacer de plaisir au moment où il volait, mais c’était son premier petit vol, et la grimace de plaisir venait du souvenir qu’il avait de l’enfance, où on vole n’importe quoi dans le garde-manger en faisant cette grimace-là.

Après le repas, il dut aider la bonne à faire la vaisselle, lavée puis essuyée ; la bonne ne fut pas peu étonnée de l’adresse qu’il déployait : où avait-il appris à faire cela ? « C’est que j’ai vécu à la campagne, répondit Simon, et à la campagne on fait ces choses-là. J’ai là-bas une sœur qui est institutrice, et je l’ai toujours aidée à faire la vaisselle. »

« C’était gentil de votre part. »